A.T.W.O.A.D. Le chapitre manquant
Par Isabelle Nivet. Mars 2022
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En octobre 2021, on avait rencontré la compagnie « On t’a vu sur la pointe », au Strapontin, à Pont-Scorff. Parfois on fait ça, quand les compagnies sont en résidence quelque part, même si la création n’a lieu que beaucoup plus tard, on va papoter avec elles et on garde nos notes pour après. Parfois on perd nos notes. Mais pas là.
Et on se souvient bien de cette rencontre avec Antoine Malfettes, un grand type très mince, tout seul dans le théâtre, un peu froid ce jour là (le théâtre). Antoine Malfettes et Anne-Cécile Richard sont en train de terminer la création de A.T.W.O.A.D (Anything to wipe out a devil). Un truc pas simple à expliquer. Un sujet qui brûle un peu les doigts.
« A.T.W.O.A.D. est une enquête menée pour se questionner sur notre capacité à regarder en face la part sombre de notre histoire collective. Car c’est notre histoire. A.T.W.O.A.D est un spectacle de théâtre documentaire, basé sur des faits réels, mais qui contient une part de fiction polar. La thématique, c’est la relation entre la France et l’Algérie depuis la guerre jusqu’à aujourd’hui : des tabous, des non-dits, des secrets… »
Un polar, une enquête sur des faits réels, à partir du livre d’un journaliste anglais, Robert Fisk (lire ci-dessous) dont un chapitre a disparu dans la traduction française. (Vraiment)
« Cette enquête nous a amenés à rencontrer des spécialistes, des enfants et des petits-enfants d’immigrés, pieds noirs, pieds rouges, harkis, pour écouter leur vécu. On a commencé à chercher autour de nous. Et déjà, juste là, il y avait beaucoup de gens touchés intimement, personnellement. Nous avons enregistré beaucoup de témoignages sonores : des points de vue et des voix très différent·e·s. Les enregistrements ne sont pas que documentaires : ces choses racontées portent en elles des émotions. La fiction donne des sensations, des émotions. »
Un bureau, des chaises, un rétroprojecteur, des lampes et un fatras de livres et de dossiers pour un seul en scène, celui d’un personnage, joué par Antoine, qui mêne l’enquête et les interviews diffusées au plateau.
« La traductrice, Anna, a disparu, et le personnage mène les deux enquêtes à la fois, la disparition de cette femme et celle du chapitre manquant. On suit cet homme dans ses tourments, ses doutes, ses questions et c’est aussi un peu notre propre histoire d’artistes-enquêteurs, qui se font avaler par cette recherche. C’est ce personnage qui contextualise les témoignages, pour qu’on comprenne d’où ils viennent. Les ombres projetées participent également à donner des éléments de compréhension. Les spectateurs sont invités dans un laboratoire de recherche, pour une enquête immersive, où je m’adresse directement à eux, dévoilant le cheminement de mon enquête, mes doutes, mes peurs, mes fébrilités.»
Cet enquêteur est à la fois sérieux, puisqu’il reporte le fruit d’investigations réelles, mais aussi fictionnel, cherchant la vérité en posant des hypothèses sur la perte du chapitre 14. Est-ce l’éditeur ? L’imprimeur ? Le traducteur ? Qui aurait pu faire pression ? Est-ce une posture politique ? Quels sont les enjeux géopolitiques, commerciaux ? Quel est le lien entre édition et censure ? Que peut-on/doit-on publier ? Quels sont les freins ? Quand et comment un acte de censure intervient-il ? En France, au XXIe siècle, est-il possible qu’une personne enquêtant sur un sujet comme celui de l’Algérie fasse l’objet d’intimidations, de surveillances, de menaces, voire pire ?
Inspiré par le personnage de Rust Cohle, joué par Matthew McConaughey dans la saison 1 de « True detective », le personnage est obsessionnel, dans une quête harassante de vérité, baladé par des rebondissements et des obstacles.
« Le polar créée la trame narrative : c’est vraiment le fil conducteur du spectacle, dont l’enjeu est de faire prendre conscience qu’il y a énormément de choses à savoir sur le sujet alors qu’on ignore tout. Une ignorance collective, une histoire pas enseignée, un tabou.»
Anne-Cécile Richard
(auteure, metteure-en-scène, comédienne-marionnettiste) joue dans le spectacle de théâtre d’objets La Pelle du large, mis en scène par Philippe Genty. Artiste touche à tout et autodidacte, elle construit et conçoit les marionnettes et les créations sonores des spectacles de la compagnie. Elle continue à se former par des stages notamment avec Pierre-Yves Chapalain en théâtre, ou Pierre Tual et la compagnie Drolatic Industry en marionnettes. Elle se forme aussi à l’enregistrement et la création sonore.
Antoine Malfettes
(auteur, metteur-en-scène, comédien-marionnettiste) part au Mali en 2007 suivre l’enseignement de Broulaye Camara, maître marionnettiste africain, et en 2009, il rencontre Philippe Genty et Mary Underwood. Il continue de se former à la marionnette, notamment avec la cie Les Anges au Plafond, avec Pierre Tual et la compagnie bretonne Drolatic Industry.
En 2013, Anne-Cécile et Antoine créent la cie On t’a vu sur la pointe, à Allaire, dans le Morbihan. Une poignée de spectacles à leur actif, dont un, qui a pas mal tourné, « Héroïnes », du théâtre documentaire et d’objet, autour d’une collecte de paroles de femmes dans le milieu agricole.
Le contexte. Extrait du dossier A.T.W.O.A.D
- La France est frappée par une vague d’attentats sans précédent. Beaucoup de gens cherchent à comprendre, savoir pourquoi, ouvrir les yeux et se demandent surtout comment une organisation comme l’État Islamique a pu voir le jour. L’amie d’Antoine, Anne, se procure The great war for civilisation, le livre de Robert Fisk publié dix ans plus tôt en 2005. Un incontournable pour qui veut comprendre le Moyen Orient, son histoire complexe, et ses relations avec l’Occident. Voulant éclairer ses proches non anglophones, Anne se procure un exemplaire du livre traduit. Lorsqu’elle le reçoit, elle feuillette la version française, et constate qu’il manque le 14e chapitre, celui qui a pour titre « Anything to Wipe out a Devil… » (« Tout Faire pour tuer un Démon »), qui parle de la guerre d’Algérie et de la décennie noire en Algérie. Quand elle confie cette « bombe » à Antoine, il est tout aussi abasourdi. Ils conviennent d’un protocole : elle traduira ce chapitre manquant, et en parallèle, il enquêtera sur les causes de cette coupe. L’enquête avance, Anne lui envoie régulièrement des bribes du chapitre traduit. Mais, un jour, il ne reçoit plus de message. Inquiet, il se rend chez elle, la porte de son appartement est ouverte, elle n’est pas chez elle, les tiroirs de son bureau ont disparu, son ordinateur aussi.
Robert Fisk
Né en 1946, Robert Fisk est le journaliste britannique le plus récompensé pour son travail, longtemps correspondant à Beyrouth pour The Independant. Il est un des plus fins connaisseurs du Proche et Moyen Orient, le seul à avoir rencontré trois fois Oussama Ben Laden. Sa ligne éditoriale est claire : dénoncer les abus de pouvoir et les tentatives d’ingérence de l’Occident au Moyen Orient. Cette position lui attire de nombreux soutiens, mais aussi de nombreuses critiques et menaces de mort. Il est mort d’un AVC le 30 octobre dernier, à Dublin, empêchant par là l’accès à sa version des faits quant à la coupure du chapitre 14.
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