Pour parler de ce spectacle, que nous n’avions pu voir à sa sortie, mais dont nous n’avons cessé d’entendre des éloges, nous avons fait appel à un chroniqueur exceptionnel – dans tous les sens du terme. C’est un pair de David Geselson qui signe cette chronique, l’auteur et metteur en scène Joël Jouanneau, grande figure du théâtre français.
Parvenu à l’hiver de son existence, André Gorz, auteur d’un ouvrage majeur, Le traître, se relit et découvre, effaré, qu’il y parle avec « une sorte de condescen-
dance désinvolte » de celle qu’il aime et l’accompagne dans la vie depuis plusieurs décennies. Plus accablant encore, dans le peu de place qu’il lui accorde dans le livre, elle est soit « défigurée », soit « humiliée ». Hanté par le pourquoi de ses oublis et mensonges, ce célèbre visionnaire politique et écologiste écrit Lettre à D. sous-titrée Histoire d’un amour, à la fois tentative de rachat, demande de pardon et poignante confession de 75 pages qui ne s’oublient pas.
Peu de mois après la publication du livre, les deux amants font le choix de disparaître ensemble. Deux acteurs décident d’exposer et soumettre ce texte au cordeau aux vérités du plateau. Ce n’est pas leur histoire, ils n’ont pas du tout l’âge de ce couple octogénaire, ce sont d’encore jeunes gens, mais tant par la délicatesse de l’adaptation que par la magie de l’interprétation, nous sommes invités à partager ce bouleversant, bien que tardif, aveu. Invités oui, puisque dès l’amorce de ce grand travail, le couple nous attend chez lui, dans ses meubles, sourire aux lèvres et coupe de champagne à la main.
Disons-le, ce n’est pas sans risque de jouer ainsi la connivence avec le public, ce pourrait même être un brin facile, si ce n’est démagogue, mais ici non, pas du tout, ici cela se justifie pleinement, ici cela conduit à l’écoute délicate et attentive de ce qui suit : une heure intense, sans pathos ni cri, où ne se perd dans le vent aucune syllabe, et où l’amour est mis en abîme avec un tact infini. Pure merveille de théâtre portée par David Geselson et Laure Mathis.
JOËL JOUANNEAU