Daniel Buren. Un parcours dans l'île d'Arz
Daniel Buren. Un parcours dans l'île d'Arz
29 juillet 2022. Isabelle Nivet
Quand on est journaliste, on est convié à des rendez-vous, à des points-presse ou des conférences de presse, parfois à des visites de presse. Mais le produit phare du communicant, c’est le voyage de presse, beaucoup plus rare en Bretagne. Sauf quand le but de la visite se situe sur une île, accessible seulement en bateau. Et ça, c’est déjà un voyage.
Alors nous voilà devant la Gare maritime de Vannes, cherchant à démêler les visiteurs des autres, ceux pour qui un bateau aux couleurs du département a été affrété. On repère vite Bertrand Riguidel, l’attaché de presse, à ses lunettes jaunes. Les journalistes à leur tenue kaki cool tout terrain – petite exception faite de celle de Ouest-France, en imprimé panthère. Les officiel·le·s à leurs mocassins Gucci et leurs vestes cintrées noires. Jean Moiseau, maire de l’île d’Arz, à son look mix & match, jean à revers, baskets noires et veste de costard. Et Daniel Buren, qui nous attend au débarcadère, à son uniforme de toujours : veste à col Mao, noir intégral, mais revers de poignets coquelicot, piqués de boutons jaunes et verts, terriblement raccords avec son univers chromatique. Et discrets : aucun de mes collègues n’a noté ce petit détail pourtant essentiel. Certains m’ont même fait remarquer avec un presque dédain qu’ils avaient autre chose à faire que se préoccuper des manchettes de l’homme, quand l’artiste était à portée de micro. Je veux bien. Moi, je savais d’emblée que tout ce que dirait Buren dans ce contexte serait déjà dans le dossier de presse, que ce n’était pas ce jour-là que j’allais lui tirer une déclaration inédite, dans un univers artistique où toute la communication est ultra maîtrisée. Alors je me suis dit : ouvre grand tes yeux et laisse trainer tes oreilles, décale-toi dans le cortège des officiels, regarde de côté, à l’avant, à l’arrière, et surtout laisse-toi porter par les œuvres. Puisque, chez Buren, y-a-t-il vraiment un message ? Ses œuvres disent-elles quelque chose, intrinsèquement ? Non. Buren donne des cadres, des angles, des pistes, déplace le regard. Buren fait comme tous les autres, il nous montre comment il voit la beauté du monde, mais au lieu de la peindre, la photographier ou la graver, il la pointe, il la flèche, il la désigne. « Elle est là », nous dit-il. Et plutôt que la reproduire, la décrire, la nommer, il utilise ses propres moyens pour nous la faire voir. Il dialogue avec le paysage, dirait le dossier de presse.
Au Palais Royal, sans doute son œuvre la plus connue parmi ses centaines de réalisations, ses colonnes renvoient l’ombre et la lumière avec le noir et le blanc, répondent au bâti et à l’histoire avec facétie, pointent la hauteur ou la modestie par leur taille, apportent le jeu dans une cour austère, autorisent le visiteur à s’asseoir, à se cacher, à grimper. Et à entrer dans l’oeuvre.
Dans l’île d’Arz, Buren a joué avec sept manières de nous déplacer. Ah oui. Il n’y a pas que notre regard, que l’artiste pygmalionne. Il y a aussi nos corps. Il sait très bien ce que nous allons faire avec ce qu’il nous propose. Jouer. Nous pencher. Nous décaler. Un pas de plus à droite pour nous centrer. Un pas en arrière pour faire entrer ce banc, là, dans l’image. S’accroupir pour tester la contreplongée. Se hisser sur la pointe des pieds. Grimper là, sur la petite butte, pour changer de perspective. Descendre sur la plage pour créer une nouvelle image. Tourner le dos à la mer pour contrer les évidences. Chercher les symétries. Trouver contrepoint, alignement, lignes de fuite.
Les trolls de l’art contemporain opposent toujours les mêmes arguments, incluant invariablement la mention de leur fille de quatre ans, ou les mains des artisans qui ont suivi le plan de « l’artiste », car les guillemets sont importants dans leur mépris systématisé. Nous on s’en fout un peu des grandes théories. A la fois celles des artistes et celles de leurs détracteurs. Parce qu’on sait que l’art, du plafond de la Sixtine aux dessins de notre petite nièce, ne survivra pas au crash de la planète, et que ce n’est pas grave du tout. Pour nous, l’importance de l’art n’est pas dans sa conservation, sa sacralisation, sa définition ou le nombre d’étoiles données par les spécialistes. Henri-Pierre Jeudy, philosophe et sociologue, s’il donne à la conservation des œuvres un rôle de « résistance commune à l’oubli », pointe néanmoins l’importance de la notion de jouissance esthétique. Et l’art – quelle que soit sa forme – dans l’espace public, naturel ou patrimonial, y contribue grandement, à ce plaisir.
Dans les sept stations que propose Buren dans l’île d'Arz, il y a le plaisir de la balade, de la quête, de la surprise. Même lorsque l’on connait cette île, parmi les plus délicieuses du Ponant, si suave, si douce, si riche en lumières et en couleurs, ces sept points de vue nous la révèlent autre. Comme si on était passés à côté de certains angles ou même carrément de certains sites. Ne comptez pas sur nous pour vous décrire ces œuvres, ce serait vous jouer un tour de cochon, vous gâcher la surprise et la joie. On vous dira juste que Buren y joue comme toujours avec ses propres codes et ses auto-citations. Des rayures, mais oui, bien sûr. Des couleurs, évidemment. Des alignements, aussi. Simplissimes, ses interventions sont modestes, laissent la place à l’île. Ce ne sont pas des coups d’éclat, il n’y a pas de banc pour s’asseoir devant elles comme devant un Van Gogh, mais il y a l’herbe dorée et les doux chatons de la Lagure ovale. Elles nous appartiennent, elles appartiennent à la nature, à l’air, au vent, aux arbres, au soleil et à ses ombres, pour seize mois de dialogue avec eux.
> Jusqu’au 30 octobre 2023. Accès libre.
Le tour de l’île peut se faire à pied en une journée, ou plus rapidement en louant un vélo au débarcadère. Les sept stations sont réparties dans toute l’île, majoritairement au bord de l’eau.
Au détour des routes et des chemins, 7 travaux in situ, exposition hors les murs du Domaine de Kerguéhennec, est une initiative de l’île d’Arz organisée avec le département du Morbihan et le soutien du Ministère de la Culture.
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