Par Isabelle Nivet
NOUS SOMMES TOUS DES ENFANTS DE DOISNEAU. PHOTOGRAPHE D’UNE FRANCE DISPARUE, TRAQUEUR DE REGARDS, DE POSTURES, D’ÉMOTION, IL EST LE PRÉVERT DE LA PHOTO, LE TRUFFAUT DE L’IMAGE FIXE. ENTRE POèTE ET CINÉASTE, SES CLICHÉS RACONTENT DES
HISTOIRES SENSIBLES, PORTEUSES DE L’HISTOIRE DE NOS PARENTS OU GRANDS PARENTS, DANS UN NOIR ET BLANC RÉTRO ET ROMANTIQUE. LE MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE QUIMPER LUI CONSACRE UNE BELLE ET GRANDE EXPOSITION.
On a beau avoir vu et revu ces images. On a beau avoir feuilletté, caressé, acheté des tonnes de livres sur lui. On a beau avoir punaisé le poster du « Baiser de l’Hôtel de ville » au dessus de son lit et vécu avec, quand on se trouve face aux « vraies » photos de Doisneau, on fond. On en reconnait certaines, oubliées et retrouvées comme de vieux amis. On en découvre d’autres, émue, comme ses premières, faites en 1929, à l’âge de 17 ans : des pavés, presque un tableau cubiste. Ou ses dernières, celles de la série Palm Springs, presqu’ images de Martin Parr.
Au delà de l’aspect affectif, l’intérêt de cette exposition, conçue par Sophie Kervran, conservatrice du musée, et Francine Deroudille, la fille de Doisneau, réside dans leur approche « pédagogique » de l’œuvre :
On a voulu montrer que l’image que l’on a du photographe artiste aujourd’hui n’est pas la réalité de Doisneau et ses confrères à leur époque. Beaucoup de ses clichés sont des commandes, ou ont été conçus pour être vendus. Il a travaillé pour les usines Renault pendant cinq ans, pour de nombreux magazines, Life, Vogue, La vie ouvrière… Ses premiers clichés de gosses de banlieue n’intéressaient personne ! Il a fallu une rencontre avec Blaise Cendrars pour qu’il les publie…
Posé pas posé ?
Suite à la polémique du Baiser une vague de dénigrement a frappé Doisneau après sa mort : ses photos ne seraient pas spontanées, seraient montées, posées, mises en scène. Une critique outrancière basée sur une réalité pas si binaire que ça, d’après Sophie Kervran :
Doisneau ne préparait pas ses photos. Il voyait des choses, et parfois, lorsqu’il n’avait pas le temps de prendre la photo, il demandait de refaire une pose. Dans sa série sur les mariages, il avait embauché des comédiens, et pendant leur pause arrive un bougnat, qui les regarde sombrement, et c’est là qu’il prend la photo. Pour le Baiser, qui est une commande du magazine Life en 1950, il devait réaliser une série sur les amoureux de Paris, mais ne pouvait pas prendre de photos à la sauvette, pour une question de droit à l’image, alors il a engagé un jeune comédien et sa copine. Doisneau entretient le mythe de l’anonyme mais n’a en fait jamais caché qu’il s’agissait de comédiens.
Les personnages du Baiser ne sont donc pas des inconnus pris sur le vif, mais de vrais amoureux et de vrais parisiens. Doisneau les a simplement payés pour se balader dans des lieux emblématiques de Paris et s’embrasser quand ils en avaient envie.
Un baiser pas volé
Dans les années 80, un éditeur de posters – Les éditions du Désastre – met sur le marché cette image que la France entière va acheter, et fait un carton avec. En 1993, un couple intente un procès à Doisneau, disant se reconnaître sur le cliché. Ce sera ensuite au tour de la fiancée du comédien d’attaquer le photographe, un procès où elle sera déboutée pourtant, donnant malgré tout une couleur nauséabonde à cette image iconique d’une France insouciante et amoureuse. Pour Sophie Kervran, ces évènements ont le mérite d’attirer notre attention sur la réalité économique du métier de reporter mais aussi de montrer que le génie
de Doisneau résidait beaucoup dans sa manière de voir la réalité et de prendre ce que ses « modèles » donnaient. Notamment les enfants, qu’il a beaucoup photographié, et qui n’ont jamais posé :
Il ne composait pas ses photos, il était là, bien dans le cadre de commandes, mais ne donnait pas d’instructions.
À cet égard, les docs présentés dans l’exposition sont aussi instructifs que passionnants : Doisneau y décrypte plusieurs photos, expliquant comment il repère une situation intéressante et se décale progressivement jusqu’à trouver l’angle idéal, la composition parfaite, et surtout, attend patiemment que la situation se compose d’elle-même, dans les corps, les postures, et surtout les regards, jusqu’à ce qu’il sache qu’il tient la photo. Il le dit lui même, parlant des photos qu’il n’a pas retenues : « C’est moins bon, plus attendu, plus commun » ou de celles qu’il considérait comme réussies : « ça s’arrange comme un bouquet ».
Eloge de la serendipité.
Les petites phrases de Doisneau
« Il n’y a aucun mérite, il suffit d’être là. Ce sont des hasards heureux. C’est de la chance. Je suis un pêcheur d’images ».
« Désobeissance et curiosité sont les deux mamelles de ce métier ».
« Il faut oser se planter, être immobile non pas quelques minutes, non, carrément une heure ou deux. Devenir statue, sans piedestal, c’est étrange alors comme on peut attirer les naufragés du mouvement. Voilà, c’est parfois se construire avec les moyens du bord un petit théâtre et attendre les acteurs (…) Ensuite la mise en scène s’improvise dans le fugitif ».
Musée des Beaux arts, Quimper, jusqu’au 22 avril 2019